Ces misérables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féliciter d’être les Vainqueurs de la Nature. Vainqueurs de la Nature, vraiment! En fait, bien entendu, ils avaient simplement renversé l’équilibre de la Nature et étaient sur le point d’en subir les conséquences. Songez donc à quoi ils se sont occupés au cours du siécle et demi qui a précédé la Chose. À polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire disparaître, à détruire les forêts, à délaver la couche superficielle du sol et à la déverser dans la mer, à consumer un océan de pétrole, à gaspiller les minéraux qu’il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer. Une orgie d’imbécillité criminelle. Et ils ont appelé cela le Progrès.
L’amour chasse la peur, mais réciproquement la peur chasse l’amour. Et non seulement l’amour. La peur chasse aussi l’intelligence, chasse la bonté, chasse toute idée de beauté et de vérité. Ce qui reste, c’est le désespoir muet ou laborieusement blagueur de quelqu’un qui a conscience de la Présence hideuse dans l’angle de la pièce et qui sait que la porte est fermée à clef, qu’il n’y a pas de fenêtres. Et voici que la chose s’abat sur lui. Il sent une main sur sa manche, subodore une haleine puante, tandis que l’assistant du bourreau se penche presque amoureusement vers lui. «C’est ton tour, frère. Aie donc l’amabilité de venir par ici.» Et en un instant sa terreur silencieuse est transmuée en une folie aussi violente qu’elle est futile. II n’y a plus là un homme parmi ses semblables, il n’y a plus un être raisonnable, parlant d’une voix articulée à d’autres êtres raisonnables; il n’y a plus qu’un animal lacéré, hurlant et se débattant dans le piège. Car, en fin de compte, la peur chasse méme l’humanité de l’homme. Et la peur, mes bons amis, la peur est la base et le fondement de la vie moderne. La peur de la technologie tant prônée, qui, si elle élève notre niveau de vie, accroit la probabilité de mort violente. La peur de la science, qui enlève d’une main plus encore qu’elle ne donne avec une telle profusion de l’autre. La peur des institutions dont le caractère mortel est démontrable et pour lesquelles, dans notre loyalisme suicidaire, nous sommes prèts à tuer et à mourir. La peur des Grands Hommes que, par acclamation populaire, nous avons élevés a un pouvoir qu’ils utilisent, inévitablement, pour nous assassiner et nous réduire en esclavage. La peur de la Guerre dont nous ne voulons pas et que nous faisons cependant tout notre possible pour déclencher.
A vingt-deux heures trente, Linde se brossa les dents, se mit au lit et ferma les yeux. Elle refléchit encore un peu a la loi de Janet. Ce ne serait pas mal non plus si demain, quand elle se reveillait, cent années s’étaient écoulées. Tandis qu’elle caressait le chaton qui était monte sur son lit, elle commenca a s’assoupir. La poitrine dechirée comme toujours par son visage souriant de l’époque où elle croyait encore en beaucoup de choses, et par quelques regrets infinis. Elle se réveilla a plusieurs reprises avec l’impression d’avoir arrêté de respirer, se retourma dans le lit et sombra dans le sommeil.
Yukiko Motoya - Comment apprendre à s’aimer
« Ce que j’en pense ? Je vais vous le dire. Je suis l’argent. C’est aussi simple que cela. Je suis l’argent. Je manipule chaque jour des sommes plus importantes que le PNB de notre pays. Chaque jour. Bien plus d’argent que vous ne pourriez imaginer. Parce qu’il existe une vérité première, à son sujet. Lorsqu’il atteint un tel niveau, l’argent change de statut. Il devient une chose démesurée. indépendante, puissante et belle. C’est une tempête, une tornade. Je ne le possède pas, je ne le contrôle pas, car nul n’en serait capable. Il serait impossible d’en devenir le maître. Je ferme les yeux et je pénètre en lui, et il m’emporte pour un temps — seulement Juelques instants car personne, je dis bien personne, ne résisterait plus de quelques secondes sans se faire déchiqueter —, mais quand je ressors de ce tourbillon et que j’ouvre les mains je constate que j’ai saisi et ramené une prise. Ce qu’on appelle le profit. Ce n’est pas un terme vulgaire, c’est la seule chose qu’on peut ramener du monde de la finance. Une simple poignée. Vous pensez que c’est ma motivation, que je fais cela par goût du lucre ? Non, j’exerce de telles activités parce que c’est beau. Beau et terrifiant à la fois. Je risque constamment de me faire débiter en menus morceaux, mais au cours des instants passés dans ce milieu je fusionne avec ces richesses. Vous pouvez parler de valeur fondamentale, de mark-to-market et d’utilité sociale, mais ce sont des mots sans importance parce que l’argent s’en fiche éperdument. Des règles simples, un jeu d’enfants — tu me donnes ceci maintenant, et moi je te donnerai cela plus tard — et tous s’affrontent sans que qui que ce soit puisse totalement appréhender la mêlée qui en résulte, car tout devient alors imprévisible et incontrôlable, Et c’est, à mes yeux magnifique. L’argent. L’argent à l’état brut. Tout se résume à cela, et vous devriez vous féliciter qu’il y ait des gens tels que nous, et je parle autant de Ferid Bey que de moi-même, parce que nous affrontons quotidiennement ce milieu, nous y plongeons les mains pour en extraire ce qui permet au reste du monde de fonctionner. Et si ce cycle s’interrompait, s’il ralentissait, si l’argent perdait brusquement de son éclat, tout ce que vous connaissez actuellement prendrait fin. C’est pour cela que vos théories sont parfaites mais que l’argent n’en a cure. Et que je m’en fiche moi aussi parce que je suis l’argent. Parce que je fais tourner le monde. Je suis l’argent »
Ternies, tachées, déchirées, floues — elles devaient être en 3D ou holographiques —, elles étalaient néanmoins clairement les désirs et fantasmes d’une époque où il était encore possible d’acquérir toutes ces merveilles: une voiture électrique-hydrogène, à base de matériaux recyclés, qui n’émettait aucune pollution; une peinture de façade solaire, qui apportait «20% d’énergie supplémentaire a votre maison de campagne»; des plats micro-ondables (qu’est-ce que ga voulait dire?) à base de légumes bio de culture locale; des croisières en voilier vers des pays dont elle n’avait jamais entendu parler; des spectacles «avec de vrais acteurs, garantis sans holos»; des systèmes d’alarme et antieffraction sophistiqués («ne redoutez plus les invasions!»); des nanopuces implantées, rendant la communication « aussi naturelle que la respiration»; et des climatiseurs, des lotions anti-UV, des recycleurs d’eau, des « potagers d’appartement» qui dénotaient déja une lutte dérisoire — mais lucrative — contre l’inexorable… Découvrant à la lueur vacillante de la torche toutes ces merveilles des temps jadis, Paula en a eu les larmes aux yeux, à imaginer comment vivaient les gens de cette époque qui prenaient encore le métro pour aller au travail, faire leurs courses, voir des spectacles ou des amis, achetaient des lotions anti-UV et des plats « micro-ondables», et, calfeutrés chez eux sans avoir à redouter les «invasions», rêvaient de cette croisière en voilier aux Maldives qu’ils ne pourraient jamais s’offrir…
Jean-Marc Ligny - Exodes