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Cet énorme pavé, de plus de mille pages, aurait pu être publié sous la forme de cinq livres autonomes, ainsi que l’aurait souhaité l’auteur avant sa mort. De fait chaque chapitre raconte sa propre histoire, indépendante des autres. Cependant, des thèmes et des personnages communs, ainsi bien évidemment la ville de Santa Teresa, le lieu où finit chaque histoire quand elle n’y commence pas, tissent des liens entre les différents chapitres. Cette ville est la transposition de la ville de Ciudad Juárez, située au nord du Mexique, proche de la frontière étasunienne. Ciudad Juárez est tristement célèbre pour les centaines de meurtres de femmes qui ont eu lieu depuis 1993, meurtres restés impunis.

L’éditeur et le légataire littéraire de l’auteur, Roberto Bolaño, ont finalement décidé de publier les cinq livres ensemble. Ce qui est plutôt une bonne chose, sauf si vous devez transporter l’encombrant pavé résultant un peu trop souvent. Heureusement pour moi, je l’ai lu en vacances et je n’ai pas eu à le déplacer dans les transports en commun, contrairement aux livres du reste de l’année.

Les cinq histoires de l’ouvrage n’ont pas toutes la même ampleur. La deuxième et la troisième paraissent bien anecdotiques en regard des trois autres.

Le premier livre, “La partie des critiques”, raconte avec légèreté les amours et la passion de quatre universitaires pour un mystérieux écrivain allemand Benno von Archimboldi. En poursuivant cet écrivain, qui n’a pas été aperçu depuis des dizaines d’années, trois d’entre eux se retrouvent dans la ville de Santa Teresa. À partir de ce moment l’histoire bascule. La ville, sa chaleur, sa pollution et ses crimes, les étouffent et les plongent dans un sentiment d’irréalité qui atteint aussi le lecteur. Lorsqu’ils ne restent plus que deux à continuer leur séjour, tout en ayant abandonné leur quête de l’écrivain, le temps et l’histoire se suspendent.

Le deuxième livre raconte la vie d’un philosophe, entr’aperçu dans la première histoire, venu vivre à Santa Teresa. Le troisième livre est consacré à un journaliste venu suivre un match de box, toujours dans la même ville. Cette intrigue s’intégrera dans la trame du roman lorsque le journaliste rencontrera de la fille du philosophe.

Le quatrième livre constitue le coeur de l’ouvrage. Il est constitué principalement d’une énumération chronologique de toutes les femmes retrouvées mortes, de leurs apparences et des conditions dans lesquelles chaque corps a été signalé à la police. D’un style froid comme un rapport de police, la succession des paragraphes courts n’est pas sans rappeler certains romans de James Ellroy. Cette énumération morbide est entrecoupée par des digressions autour de personnages secondaires. Alors que chaque description de femme morte occupe généralement un seul et court paragraphe, d’une page environ, ces histoires en marge de la trame principale sont l’occasion pour Bolaño d’écrire de véritables petites nouvelles. Telle est l’histoire de la voyante Florita Almada dont la narration s'étend sur 12 pages, depuis son enfance jusqu’à son irruption dans le récit principal.

Le dernier chapitre raconte la vie de celui qui deviendra l’écrivain Benno von Archimboldi. La rupture de ton avec le chapitre précédent est radicale, ce chapitre étant le plus poétique du livre, voire le plus onirique. Né Hans Reiter, le futur écrivain aura une vie mouvementée, combattant pendant la seconde guerre, non pas avec courage mais avec désinvolture, puis multipliant les petits métiers pour survivre et pour parcourir l’Europe. Là encore Bolaño multiplie les intrigues secondaires, les récits dans le récit, les retours en arrière. Ce foisonnement d’histoires est un véritable plaisir pour le lecteur qui, en plus, a le sentiment d’entrer dans un monde secret en découvrant enfin le sujet principal du premier chapitre, resté caché jusqu’alors.

Dans une intrigue annexe consacrée à la soeur de Hans Reiter, Les dernières pages du livre expliquent la présence de l’écrivain à Santa Teresa. C’est alors que l’histoire reste suspendue dans le vide, inachevée. Les crimes restent sans aucune explication, aucun mystère n’est résolu, et la fin de l’histoire de Benno von Archimboldi nous restera inconnue.

Ce n’est pas la frustration qui s'empare du lecteur à ce moment là, mais plutôt le sentiment que, quelque part dans les pages précédentes, des indices ont été semés, une clé a été cachée. Une clé qui permet de tout expliquer: la laideur de Santa Teresa, les crimes abominables, le génie d’Archiboldi. Une clé pour comprendre l’âme humaine, capable de ces crimes comme de cette oeuvre.

La première chose que l’on désire en terminant ce livre, c’est de le recommencer depuis le début.